La
libération de Buchenwald.
Témoignage
du soldat américain Harry
Herder Jr.
"Il y a cinquante
ans, j'ai vécu une expérience que je n'ai plus jamais
été capable d'effacer de mon esprit. Cela reste en moi,
avec des intensités variables bien sûr, mais c'est toujours
présent. Souvent, et surtout au printemps, un simple fait anodin
me replonge dans ces souvenirs. Le degré d'immersion varie d'année
en année mais il ne diminue pas avec le temps. J'ai remarqué
- mais je ne l'explique pas - que cela se passait presque toujours au
printemps. Cette année, j'ai décidé d'écrire
ces souvenirs sur papier, tous mes souvenirs, ou du moins ceux dont
je me souviens. J'espère enfin pouvoir crever cet abcès.
Je n'espère pas une purge complète - ce serait trop beau
- mais si seulement cela pouvait enfouir ces souvenirs dans l'oubli,
où tout au moins les rendre moins vivants, cela serait déjà
bien assez.
Nous sommes ce que nous sommes, nous avons vu ce que nous avons vu et
nos souvenirs sont ce qu'ils sont. Qu'il en soit ainsi. Voici donc mes
souvenirs. J'en ai assez de ressentir ce que je ressens et je vais à
présent essayer de me soulager. Et pour cela, je vais vous utiliser,
vous le lecteur. Je dois me libérer de tout cela et, si quelqu'un
lit ce texte, je me libérerai sur lui. Je m'en excuse et vous
demande votre compréhension.
Ce que je vais décrire s'est passé le 11 avril 1945. Ce
que nous avions découvert jusque là nous semblait déjà
incroyable, mais nous allions en découvrir bien plus plus tard.
En tant que caporal dans l'armée U.S., je n'avais aucun moyen
de savoir d'où venait l'ordre qui nous fit vivre tout cela. En
fait, lorsque cela a commencé, aucun d'entre nous ne pouvait
savoir où nous allions et ce que nous allions y faire. Nous étions
sur un tank. [
] Je me souviens que le tank a violemment tourné
à gauche, tellement violemment que nous avons dû nous agripper
pour ne pas tomber. A peine avions-nous retrouvé notre équilibre
que nous étions arrivés. Il y avait une haute enceinte
de fils barbelés. Un sentier longeait l'enceinte et le long de
ce sentier, tous les 6 ou 7 mètres, il y avait des miradors.
Au delà de l'enceinte, à environ 7 ou 8 mètres,
il y avait encore d'autres barrières de fil barbelé, moins
hautes toutefois. [
] Nos tanks ralentirent mais ne s'arrêtèrent
pas et passèrent lentement à travers l'enceinte. Ceux
d'entre nous qui étaient sur les tanks se protégèrent
en se mettant derrière la tourelle, tandis que les véhicules
blindés chargeaient. C'est en passant la première enceinte
que nous nous fîmes une première idée de ce que
nous allions affronter dans les heures et les jours qui allaient suivre.
Nous avions enfoncé les enceintes barbelées en roulant
assez rapidement, et de ce fait je ne me souviens pas si c'était
la première, la deuxième ou la troisième enceinte
qui était électrifiée. Quoi qu'il en soit, au moins
une de ces enceintes l'était. Nous avons passé les enceintes
et avons roulé sur un sol humide et boueux. Un peu plus loin,
nous avons légèrement tourné vers la gauche et
on a grimpé une petite colline entourée de bâtiments.
Les bâtiments étaient situés à environ 100
ou 200 mètres de nous mais il ne fallut pas beaucoup de temps
à nos tanks pour parcourir la distance qui nous en séparait.
Je me souviens que j'étais sur mes gardes. Le tankiste qui avait
la charge de la mitrailleuse était à son poste, prêt
à tirer. [
] Mais nous nous sommes bientôt rendu compte
que nous n'aurions pas besoin de nos armes. [
]
Alors que nous nous reformions, un groupe de gens commença à
sortir des baraques situées en face de nous. Tandis qu'ils se
rapprochaient de nous, le nombre et les différents types de bâtiments
qui nous entouraient attira mon attention. Il en sortait des êtres
qui, timidement, lentement, levaient les mains et nous faisaient des
signes. Ils portaient toutes sortes de tenues bizarres, des morceaux
d'uniformes faits d'un tissu rayé incroyablement rude. Les rayures
étaient alternativement grises et bleu sombre. Certains d'entre
eux portaient des pantalons faits à partir de toute sorte de
tissus, d'autres avaient des vestes ou même des bérets.
Il y en avait qui ne possédaient qu'une partie de l'uniforme,
d'autres deux éléments mais beaucoup d'entre eux portaient
l'uniforme rayé complet. Ils sortaient des baraques et restaient
là, face à nous, me rendant nerveux vu la puissance de
feu que nous possédions. [
]
Les jeeps, avec celle de notre commandant de compagnie et quelques autres,
roulèrent très lentement en direction de ces gens puis,
alors qu'ils s'écartaient, se dirigèrent vers le bâtiment
de briques situé à côté de la cheminée.
Nos officiers en descendirent et disparurent à l'intérieur.
Notre sergent nous mit au repos puis fit signe aux prisonniers qui s'approchaient
de reculer. Tout était incroyablement calme. J'entendais les
moteurs des tanks qui tournaient au ralenti.
Petit à petit, et avec beaucoup d'hésitation nous nous
sommes approchés de cet étrange groupe de gens. Quelques
uns d'entre eux parlaient l'anglais et nous demandèrent "êtes-vous
américain?" Nous avons répondu que nous l'étions
et la réaction du groupe fut immédiate : tous les visages
se détendirent, ils laissèrent éclater leur joie
et commencèrent à nous parler en une multitude de langues
auxquelles nous ne comprenions rien. Nous avons déposé
nos armes, en prenant soin de montrer aux prisonniers qu'elles n'étaient
pas prêtes à être utilisées.
C'est à ce moment que l'odeur environnante commença à
pénétrer en moi. Nos nez, soumis à un constant
environnement de combat, ne fonctionnaient pas toujours normalement.
Mais à présent, il y avait une nouvelle odeur, une odeur
grasse et épaisse, insistante, qui assaillait constamment nos
sens.
Il y avait encore une petite distance entre le groupe et nous. Ces gens
étaient à présent rassurés, bien sûr
certains étaient plus nerveux et joyeux que d'autres, mais toute
tension avait disparu. [
] Nous n'avions pas la moindre idée
de ce sur quoi nous étions tombés. Du moins pas encore...
[
]
Le sergent Blowers nous dit que certains prisonniers parlaient anglais.
Puis il devint soudain très calme, regarda le sol un moment puis
leva les yeux et, regardant dans le vide au dessus de nos têtes,
il commença à parler, très doucement, tellement
doucement que nous avions de la peine à le comprendre. Il nous
expliqua que nous étions dans ce qu'on appelle un "camp
de concentration" et que nous allions voir des choses auxquelles
nous n'étions pas préparés. Il nous dit de regarder,
de regarder encore et encore, jusqu'à en vomir. Puis il nous
quitta et marcha dans la forêt. Je n'avais jamais vu le sergent
Blowers comme cela. Cet homme avait vu tout ce qui était imaginable
de voir, et pourtant cet endroit l'affectait à ce point. Je ne
comprenais pas. Je ne savais pas ce qu'était un camp de concentration.
Mais j'allais bientôt l'apprendre.
Bill, Tim et moi nous traversâmes les bois, descendîmes
la petite colline et nous dirigâmes vers le porche d'entrée
qui était situé à quelques centaines de mètres.
Le porche était rectangulaire et formait une entrée juste
au milieu d'un bâtiment en dur. De chaque côté, il
y avait des bureaux et des couloirs. Au dessus du porche, on voyait
un panneau de bois avec une inscription en allemand, "Arbeit MAcht
Frei". J'ai essayé de traduire l'inscription à Bill
et Tim : "Le travail rend libre". Nous avons traversé
le porche et nous avons avancé d'environ 40 mètres. Nous
avions comme une appréhension de ce que nous pourrions voir.
Nos sens étaient en alerte. On nous avait donné quelques
bribes d'informations et nous voulions en savoir plus. La rue dans laquelle
nous marchions tournait vers la droite. Nous avons dépassé
un bâtiment. Nous avons tourné et nous avons vu. C'était
là, en face de nous.
Ils étaient entassés comme des bûches. Tous étaient
morts. Tous étaient en costume rayé. Je n'ai pas examiné
le tas de cadavres avec beaucoup de soin mais je crois que c'était
tous des hommes. La couche du bas était orientée nord-sud,
la couche suivante est-ouest, et ainsi de suite. La pile faisait au
moins 1 mètre de haut, peut-être plus, mais je pouvais
voir par dessus. Elle s'allongeait le long de la colline, sur une longueur
de près de 20 ou 30 mètres. Des cadavres disposés
avec soin, nus, près à être traités. Les
bras étaient soigneusement allongés le long du corps.
Tous les cadavres étaient face vers le ciel. Il avait un passage
puis un autre tas de cadavres, un passage encore, des cadavres alignés,
un passage, des cadavres alignés, etc... Dieu seul sait combien
il y en avait.
Il suffisait de regarder l'état des corps pour savoir que tout
ces gens étaient morts de faim. Il semblait qu'ils n'avaient
littéralement que de la peau sur les os, vraiment rien de plus.
Les yeux étaient ouverts ou fermés. Bill, Tim et moi nous
restions silencieux. Je crois que mon seul commentaire fut "Jésus
Christ".
Depuis, j'ai vu des films tournés à Buchenwald. Les piles
de cadavres sont parfaitement visibles sur le film, juste telles que
je les ai vues, mais ce n'est pourtant pas la même chose. Il y
a quelque chose de différent. Le film en noir et blanc ne montre
pas la couleur gris-vert sale de ces corps, et même en couleur,
il n'aurait jamais pu reproduire l'odeur, la puanteur qui régnait
là. Regarder ces images était, dans une certaine mesure,
quelque chose de facile après être passé entre ces
piles de corps.
Nous avons regardé tous les trois. Nous longions les tas de cadavres.
Je sais que je ne les ai pas comptés. De toute manière,
cela n'avait plus d'importance. Nous regardions et nous nous taisions.
Un groupe de soldats de notre compagnie nous remarqua et l'un d'entre
eux nous avertit: "attends d'être à l'intérieur..."
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Ils nous montrèrent
un long bâtiment haut de deux étages, et accolé à
la monstrueuse cheminée. Il y avait à chaque extrémité
des entrées à double porte. Les portes étaient ouvertes.
Nous sommes allés vers le bâtiment et y avons trouvé
le reste de notre compagnie, ainsi que des prisonniers marchant entre
le bâtiment et les piles de cadavres. Nous avons marché doucement
parmi ces gens, nous sommes entrés dans la baraque et nous avons
immédiatement senti la chaleur. Pas très loin des portes,
parallèlement à la façade du bâtiment, il avait
une sorte de mur de briques qui montait jusqu'au plafond. Ce mur était
percé de petites portes en métal d'environ 60 cm de large,
peut-être 30 cm de haut. Ces portes avaient la forme de petites
portes d'église. Les portes se suivaient par séries de trois,
et il devait y avoir bien plus de dix séries. De lourdes civières
de métal étaient enfoncées dans ces entrées.
Sur chacune d'elles, il y avait des restes humains brûlés.
J'ai vu sur une des civières un crâne partiellement brûlé,
avec un trou dans le front. Sur d'autres, on voyait des restes de bras
et de jambes. On nous a appris qu'on brûlait trois corps à
la fois sur ces civières. Et puis il y avait cette odeur, mon Dieu,
cette odeur!
J'en avais assez, je n'en pouvais vraiment plus. J'ai quitté le
bâtiment avec Bill et Tim juste derrière moi. Alors que nous
repassions les portes, quelqu'un de la compagnie dit "les crématoires".
Jusqu'à ce jour, je ne savais pas ce qu'était un crématoire.
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Ce n'est que bien
plus tard que je me rendis compte du nombre de cadavres que ces crématoires
pouvaient brûler en une fois. Trois cadavres par four, au moins
trente fours... et pourtant les Allemands ne pouvaient pas suivre, les
piles de corps s'allongeaient, grandissaient toujours. Difficile d'imaginer
ce que cela a dû être. [...]
J'avais 19 ans, Bill et Tim avaient 18 ans, du moins si l'on compte
notre âge réel à l'époque. En fait, en quelques
heures, nous étions devenus infiniment plus vieux..."
Témoignage complet sur www2.jewishgen.org

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